Ousmane SOW
profession: Sculpteur et Kinésithérapeute.
Ousmane Sow est né à Dakar en 1935. Sculptant depuis l’enfance, puis tout en exerçant par la suite le métier de kinésithérapeute, c’est seulement à l’âge de cinquante ans qu’il décide de se consacrer entièrement à la sculpture.

S’attachant à représenter l’homme, il travaille par séries et s’intéresse aux ethnies d’Afrique puis d’Amérique. Puisant son inspiration aussi bien dans la photographie que dans le cinéma, l’histoire ou l’ethnologie, son art retrouve un souffle épique que l’on croyait perdu. Fondamentalement figuratives, témoignant toutefois d’un souci de vérité éloigné de tout réalisme, ses effigies plus grandes que nature sont sculptées sans modèle. Ces figures ont la force des métissages réussis entre l’art de la grande statuaire occidentale et les pratiques rituelles africaines.
Avec l’irruption de ses Nouba au milieu des années 80, Ousmane Sow replace l’âme au corps de la sculpture, et l’Afrique au cœur de l’Europe.
En passant d’un continent à un autre, il rend hommage, dans sa création sur la bataille de Little Big Horn , aux ultimes guerriers d’un même soleil.
Des peuplades d’Afrique aux Indiens d’Amérique, il recherche le fluide de ces hommes debout. Comme s’il s’agissait pour lui d’offrir en miroir à ces ethnies nomades, fières et esthètes, cet art sédentaire qui leur fait défaut : la sculpture.
Révélé en 1987 au Centre Culturel Français de Dakar, où il présente sa première série sur les lutteurs Nouba, l’artiste expose six ans plus tard, en 1993, à la Dokumenta de Kassel en Allemagne. Puis, en 1995, au Palazzo Grassi, à l’occasion du centenaire de la Biennale de Venise.
Son exposition sur le Pont des Arts au printemps 1999 attira plus de trois millions de visiteurs.

Photos de l’exposition du Pont des Arts 1999.

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Livres
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« Ousmane Sow » – Editions Revue Noire – Distribution Hazan
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« Le soleil en face » – Editions Le P’tit jardin – Distribution Actes Sud
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« Ousmane Sow, Le Pont des Arts 1999 » Editions Le P’tit Jardin -Distribution Actes Sud
DVD
« Ousmane Sow, Le soleil en face » (2000)
Prix du Festival International du Film sur l’Art de Montreal – FIFA 2001.
« Ousmane Sow » – Editions Actes Sud
Il faut tenir compte de la stature du sculpteur
Joyeux anniversaire ! S’il est surpris – le Maître a exprimé le voeu de fêter ses soixante-dix ans en famille -, il n’en laisse rien paraître. Au cours de la soirée, ses petits enfants interprètent une saynète.
« Aïda : – Soixante-dix ans, c’est vieux ?
Alioune : – Ne raconte pas n’importe quoi ! Tu as vu Mam’ (Grand-père), tout ce qu’il fait ! Il sculpte, il fait le tour du monde avec ses expos, il assure les vernissages et les cocktails…
– Oh, ça, ça lui casserait plutôt les pieds… (…) Il travaillait bien à l’école ?
– Pas du tout. Il était trop paresseux. Mais il avait taillé une petite sculpture dans du granit que l’instituteur avait placée sur l’armoire.
Et il se disait que quelqu’un qui a sa sculpture sur l’armoire ne peut pas être nul… »
Aujourd’hui, ses sculptures ne tiendraient plus sur une armoire et Ousmane Sow collectionne les récompenses.
Ousmane Sow voit le jour à Dakar le 10 octobre 1935. Il est le sixième enfant de son père, Moctar, cinquante-six ans, et le troisième de sa mère, Nafi N’Diaye, vingt-deux ans. Moctar a créé sa propre entreprise de transport et règne sur une flottille de camions. Nafi N’Diaye ne sait ni lire ni écrire, mais elle descend d’une vieille famille de nobles guerriers de Saint-Louis-du-Sénégal.
Les aventures de sa grand-mère maternelle, Dior Diop, continuent à passionner les petits-enfants d’Ousmane, Alioune et Aïda. Cette grand-mère-là fumait la pipe, élevait un boa, parcourait le pays à cheval avec les hommes de la famille, tous plus ou moins seigneurs de la guerre, et participait même aux razzias, dit-on. Et que dire de l’épopée du grand-oncle Lat-Dior Ngoné Latyr Diop, héros légendaire et rebelle, que de nombreux auteurs sénégalais ont célébrée. La force tranquille et bonhomme du sculpteur ne doit pas faire oublier son ascendance aristocratique et guerrière, il est arrivé que certains s’en rendent compte à leurs dépens.
Tenez : l’histoire du Guerrier et du Buffle, justement, un groupe de sa série « Masai » acheté par l’Assemblée Nationale sénégalaise en 1995. Un an plus tard, malgré les relances du sculpteur, l’oeuvre n’a toujours pas été réglée. Ousmane Sow envoie un ultimatum au Président de l’Assemblée. L’ultimatum expiré, il loue un camion élévateur et entreprend de récupérer son guerrier et son buffle. Les gendarmes affolés et craignant pour leur situation le supplient de n’en rien faire. Bon bougre, l’artiste accepte de prolonger l’ultimatum. Mais la nouvelle date fixée est à son tour dépassée et il revient avec sa grue. La statue est déjà sur la plate-forme du camion lorsque survient le Président, dont la voiture officielle reste bloquée. Entretien privé improvisé. Il ne pouvait s’agir que de malentendus et de contretemps malheureux, naturellement. Le questeur de l’Assemblée remet à Ousmane dix millions de francs CFA en petites coupures qu’il entasse dans son petit sac à dos… avant de remettre en place « Le Guerrier et le buffle ». Ousmane raconte cette anecdote avec bonne humeur et commente en riant : « J’ai la chance de vivre dans un pays tolérant. Ailleurs, j’aurais pu me retrouver en prison. » Quoi qu’il en soit, il est recommandé de tenir compte de la stature du sculpteur.
Mais n’anticipons pas.
A sept ans, Ousmane est entré à l’École française – où il attaque ses premières sculptures – et fréquente l’École coranique.
A dix ans, Ousmane sculpte des blocs de calcaire trouvés sur les plages. Sur les mêmes plages peut-être, quelques années plus tard, il connaît ses premières aventures amoureuses. Il a la réputation de plaire aux femmes, déjà. Il voit jusqu’à quatre films par nuit au cinéma Corona. Quand il a les moyens , il s’offre une place à soixante francs : il n’y a pas de toit au-dessus des places à trente francs, et quand il pleut… Le projectionniste est indélicat, il vole une bobine de temps en temps, si bien qu’il y a des trous dans le scénario. Mais, comme le cinéma repasse souvent les mêmes films, il se trouve toujours un voisin pour vous raconter les épisodes manquants. En même temps que la fin, en avant-première.
Ousmane a dix-sept ans lorsque son père accomplit son pèlerinage à La Mecque. Il intègre une école privée dont il sort muni d’un brevet commercial. La mort du père, quatre ans plus tard est la première grande rupture dans sa vie. Il décide de partir, à l’instar de nombreux jeunes Dakarois. Pour Paris, bien sûr.
Il embarque sur un cargo à destination de Marseille, pour plusieurs semaines de mer. A l’escale de Tanger, comme il n’a pas de quoi payer le déjeuner qu’il a déjà entamé, il a l’idée de réciter des versets du Coran. Le patron du restaurant, surpris de voir un Noir connaître aussi bien le livre sacré, l’invite. Ce serait à ce jour son unique supercherie.
A Paris, il a mille francs en poche quand il prend son premier petit déjeuner à Port Royal. Le café croissant coûte cinq cents francs, il laisse le reste en pourboire. C’est son genre. Plutôt rien du tout que trop peu. Après quoi, il s’en remet à la Providence. Par bonheur, la Providence, comme certaines femmes de son entourage, semble avoir un petit béguin pour lui. De braves agents lui ouvrent une cellule pour la nuit, partagent leur petit déjeuner avec lui et téléphonent aux collègues d’un commissariat voisin pour lui réserver une autre cellule pour le soir ! Une boulangère lui assure un minimum de calories…
« Aïda : – Il paraît qu’il avait charmé une boulangère qui lui offrait tous les jours une baguette et une tablette de chocolat.
Alioune : – Oui. Et tu sais comment il séduisait les femmes ? Il s’accoudait à un mur sur les quais de la Seine et chantait Tino Rossi ! (…) Il aimait beaucoup la France, à ce moment-là. »
Entendons-nous. Ousmane Sow aime toujours beaucoup la France qui le reconnaît, le décore, le fait Officier de la Légion d’Honneur, Officier des Arts et Lettres, l’admet dans le Petit Larousse. Mais la France (profonde) de la fin des années cinquante était plus chaleureuse, plus généreuse, pas encore angoissée par des problèmes d’identité. « Je n’ai pas souffert du racisme, la générosité des gens était extraordinaire. A l’époque, même les clochards avaient de l’esprit… Je me souviens de celui qui, au coin d’une rue, m’avait posé cette question : L’infini, ça ne te fatigue pas, toi ?» Il n’est pas sûr qu’Ousmane Sow soit fatigué par l’infini. Et il espère que cette France dont il se souvient finira par renaître. Nous aussi.
De 1957 à 1961, il vit à Paris de plusieurs petits métiers et fréquente des étudiants des Beaux Arts en qui il ne se reconnaît guère. Il a provisoirement abandonné la sculpture. Il achève ses études d’infirmier l’année où le Sénégal accède à l’indépendance. Lui est très indépendant depuis toujours. Il entreprend une formation de kinésithérapeute.
Il sera le premier kinésithérapeute du Sénégal.
« La kinésithérapie a été pour moi une profession de substitution », dira-t-il. Et, par ailleurs, il déplore que l’anatomie ne soit pas enseignée aux Beaux Arts. Ses oeuvres sont l’aboutissement d’un patient travail et d’une longue réflexion sur le corps humain. Un corps qu’il n’hésite pas à triturer, déformer, recréer, pour le plier à ce qu’il veut exprimer.
A Dakar, il s’est remis à sculpter.
ll revendique enfin le statut d’artiste en exposant un bas-relief au Premier Festival Mondial des Arts Nègres en 1966.
Il retourne bientôt en France pour exercer dans le privé. Le soir et le week-end, parfois même dans la journée entre deux patients, il transforme son cabinet de kiné en atelier. Il fabrique des marionnettes articulées, invente pour elles des scénarios surréalistes et réalise un petit film d’animation.
1978 : retour définitif dans la capitale sénégalaise. C’est pendant la décennie qui suit qu’il va concevoir l ‘œuvre que nous connaissons aujourd’hui.
Ses premières sculptures ont disparu. Il ne s’en est pas soucié. Elles se sont dégradées ou bien il les a données. Il n’avait pas encore songé à durer. Ou bien ses réalisations ne lui paraissaient pas dignes de ses ambitions. Mais au fil du temps et de la création, il s’est colleté avec la matière. Il a fini par s’inventer son propre matériau, hétéroclite, original, qui lui servira aussi bien pour ses statues que pour les carreaux de couleur qui forment le sol de tous les étages de la maison qu’il s’est construite au bord de la mer, à Dakar. Sur cette matière, on l’a beaucoup questionné. Il n’a pas l’intention d’en parler. Qu’on puisse se focaliser sur cette question le contrarie. On se contentera donc de l’essentiel : l’œuvre d’Ousmane, c’est de l’esprit et de la matière.
L’année 1988-1989 marque la seconde grande rupture dans sa vie. Ousmane Sow a cinquante ans. Désormais, il ne sera plus que sculpteur. Autour de lui, ses premiers admirateurs commencent à se soucier de la diffusion et de la conservation de ses dernières créations. Ce sont les « Nouba ».
La reconnaissance du public est immédiate. Il expose à Dakar, à Marseille, à Paris, à Genève, à New York, à Tokyo, à la Réunion
La consécration ne l’empêche pas de retourner régulièrement dans son atelier à ciel ouvert et de chausser ses vieilles tennis, maculées de traces de pâte et d’éclats de peinture, dont il use comme d’une paire de savates. De l’atelier de Grand Médine, puis de sa maison de Dakar en forme de sphinx sortent les « Masai », les « Zoulou », les « Peul », les Indiens et les chevaux de « Little Big Horn », toute une nouvelle humanité qui voyage par bateau, par avion, par camion à travers le monde.
En 1999, Ousmane change de continent et s’intéresse aux premiers habitants du « Nouveau Monde ». Il met en scène sur une corniche au bord de l’océan la fameuse bataille de Little Big Horn qui vit les Indiens, parmi lesquels les Sioux Lakotas Sitting Bull et Crazy Horse, anéantir le septième régiment de cavalerie du général Custer.
Les sculptures de Little Big Horn seront présentes, avec les Noubas, les Peuls et les Masais, lors de la grande rétrospective du Pont des Arts à Paris. Cette exposition, associée à des sculptures des séries, est reprise sur le Pont des Arts à Paris. L’événement est produit par sa compagne Béatrice Soulé. Plus de trois millions de visiteurs. Lors du démontage, un bouquiniste dont l’emplacement est proche de la passerelle veut absolument inviter Ousmane à dîner, pour le remercier de tout l’argent qu’il lui a fait gagner. Il est persuadé que cette manifestation a réclamé d’énormes moyens… « – Non, c’est juste une petite affaire de famille », répond le sculpteur.
La même année, avec la complicité du Musée Dapper, l’expérience et le talent des fondeurs et patineurs de Coubertin, Ousmane passe au bronze. Certains de ses admirateurs ont pu craindre que son originalité y perde ; c’est tout le contraire : le bronze amplifie la qualité plastique de son œuvre.
2002 : Victor Hugo selon Ousmane Sow est coulé dans le bronze.
Le sculpteur et le poète ont lutté fraternellement au pied du « Sphinx » pendant des mois. Il l’a voulu plus grand que lui (deux mètres trente). Il voue une admiration et une tendresse particulière à Hugo qui, à seize ans, écrivait « Bug Jargal », l’histoire d’un capitaine de Saint-Domingue qui sacrifie sa vie pour sauver son esclave. La statue qui figure aujourd’hui sur une place de Besançon, ville natale d’Hugo, est sans doute pour Ousmane l’occasion de témoigner de sa foi en l’homme et (d’une certaine façon, aux antipodes de tout dogmatisme) en Dieu.
En 2003, le sculpteur accompagne à New-York quelques unes des pièces de la Bataille de Little Big Horn accueillies par le prestigieux Whitney Museum.
Il voyage ainsi avec son œuvre. Repasse par Paris. Regagne son atelier, ses vieilles tennis, ses fûts de matière, ses structures métalliques, ses fers à souder. De temps en temps, il s’accorde une récréation avec Béatrice dans la petite île de Gorée, auprès de ses vieilles amies Bigué et Marie-José Crespin. Gorée d’où partaient, il n’y a pas si longtemps, les bateaux d’esclaves… A Gorée, il conçoit de nouveaux êtres humains.
Le succès populaire d’Ousmane Sow ne va pas sans agacer quelques petits marquis de l’art « conceptuel ». A chaque génération, depuis la plus haute antiquité, des individus proclament la mort de l’art, prétendent qu’il n’y avait rien avant eux, qu’il n’y aura plus rien après eux. Manifestations courantes de myopie historique. Tout art authentique est à la fois ancien et nouveau, particulier et universel.
Bientôt de l’atelier à ciel ouvert et des mains du sculpteur sortiront d’autres exemplaires d’humanité passée et à venir. Des Egyptiens, une nouvelle série intitulée « Merci » : un Nelson Mandela, un Cassius Clay-Mohammed Ali, un Martin Luther King, un Jean-Baptiste… Et pourquoi pas de nouveaux échantillons d’hommes dits « préhistoriques » ?
Ce sera entièrement nouveau.
Mais n’anticipons pas…
Entretien inachevé
Marie-Odile Briot : Les Nouba, les Masaï, les Peulh, les Zoulou… Vous m’avez dit que, contrairement aux idées reçues, les peuples africains sont extrêmement mélangés, Alors, pourquoi en avoir choisi quatre parmi cette diversité ? Représentent-ils toute l’Afrique ?
Ousmane Sow : Je suis toujours étonné lorsqu’on me pose des questions sur le « pourquoi » des choses. Il n’y a aucune logique dans ma démarche. Seule ma sensibilité me guide. Je ne peux donc pas répondre lorsqu’on me demande pourquoi les Indiens et pas les Samouraï ?
Les Masaï, ce fut un choix. Les autres aussi, ils ont suivi, parce que cela me plaisait de les sculpter, et que cela plaisait aussi aux gens de venir les voir. J’ai essayé de rester fidèle à l’histoire de chaque peuple, que j’ai étudiée avant de m’attaquer à chacune des séries. Il existe beaucoup d’autres peuplades en Afrique. Dans toute l’Afrique, on trouve des Peulh, peuple de pasteurs. Les Masaï ont aussi le type Peulh. On en trouve également au sud de l’Afrique.
Au Sénégal, il y a différentes ethnies. Je pourrais exploiter à l’infini les mœurs de chaque ville, de chaque pays et en sortir au moins deux ou trois ethnies susceptibles de faire l’objet d’une série de sculptures
M.-O.B. : Le principe de la série signifie-t-il que vous refusez l’idée de « statue », de « portrait » destinés à la place publique ?
O.S. : Si ça ne tient qu’à moi, oui. Mais je peux aussi répondre à une commande. Si, un jour, quelqu’un me dit qu’il aimerait une sculpture pour sa maison, sans me dire ce qu’il veut, je peux le faire.
Je n’aime pas les sculptures personnifiées ni les groupes de sculptures sans rapport les unes avec les autres.
M.-O.B. : C’est souvent le lot de la commande publique…
O.S. : Oui, mais moins maintenant. Par exemple, dans les commandes passées à César, l’artiste a eu la possibilité de s’exprimer. Dans les sculptures modernes que j’ai pu voir en France, on sent le plus souvent que l’auteur en a été le concepteur d’un bout à l’autre. On a dû leur montrer l’emplacement qu’ils occuperaient, comme on l’a fait pour moi au Japon.
M.-O.B. : Au Japon, on vous a montré l’emplacement choisi et on vous a laissé faire ce que vous vouliez ?
O.S. : Oui. On m’a donné carte blanche, alors j’ai accepté. Bien entendu, par correction, j’ai fait un dessin, un croquis, pour leur montrer ce que j’allais faire.
M.-O.B. : Avez-vous une vision précise de ce que vous voulez obtenir ?
O.S. : Oui, sinon je tergiverserais, je changerais. C’est pour ça que je ne dessine pas.
Si vous dessinez, l’œuvre est déjà terminée. Vous êtes obligé de revenir à votre dessin. Alors qu’en sculptant directement vous lui laissez une liberté. Vous pouvez être agréablement surpris ; l’objet bouge dans la tête et vous en avez la maîtrise de A à Z
M.-O.B. : Vous dites que vous ne dessinez pas, sauf lorsque c’est nécessaire…
O.S. : Je sais dessiner, mais j’avais oublié que je savais dessiner. C’était ma matière favorite à l’école primaire. Pour les japonais j’ai fait le dessin avec facilité. Mais, cela ne m’intéresse pas tellement
M.-O.B. : Quand vous êtes passé des petites sculptures articulées aux grandes, avec la création des Nouba, combien de sculptures avez-vous détruites avant qu’on ne vous en empêche ?
O.S. : Je n’ai pas tenu la comptabilité des œuvres que j’ai détruites. Cela fait partie des choses que j’ai faites instinctivement, parce que cela ne correspondait pas à ce que je voulais. Mais ça me paraît tellement naturel de faire ce qui me plaît. Si une œuvre ne me plaît pas, même si les gens pensent le contraire, je dois avoir le courage de la détruire.
Par exemple, je viens de détruire un cheval de la série des Indiens, celui qui a la tête levée, parce qu’il était trop lourd, trop mou d’aspect. Ça ne correspondait pas à ce que je ressentais. Cela peut encore m’arriver avant la fin de la création de la série des Indiens.
M.-O.B. : En somme, vous faites davantage confiance à votre exigence qu’à celle des autres…
O.S. : Oui, et c’était déjà le cas quand j’étais jeune. C’est curieux, cette confiance je ne l’ai pas acquise en vieillissant. J’ai toujours eu énormément confiance en moi, c’est une constante. Au point que, quand j’étais gosse, si on me demandait de décrocher la lune, je mettais mes babouches pour essayer d’y aller. En vieillissant, je mets toujours la barre assez haut et je me lance des défis.
Atelier de l’artiste
M.-O.B. : C’est une sorte de mélange, ou d’alternance, de sûreté – peut-être d’orgueil – et de modestie…
O.S. : Cela m’est vraiment utile de me dire après coup : si tu l’as fait c’est que quelqu’un d’autre peut le faire. Il paraît que, quand les guerriers romains rentraient victorieux, l’esclave qui portait la couronne de lauriers au-dessus de leur tête, leur répétait « n’oublie pas que la gloire est éphémère ». Je trouve cela fantastique.
M.-O.B. : A propos de vos sculptures, un journaliste a dit que vous passiez de Giacometti à Rodin…
O.S. : Effectivement, quand il m’a dit cela, je me suis dit « en fin de compte c’est vrai ». Pas dans la technique, mais dans le cheminement : une ossature que j’enveloppe ensuite de muscles.
M.-O.B. : Vous admirez les sculptures de Rodin et celles de Giacometti. Ce sont des références pour vous ?
O.S. : Pas seulement. J’aime aussi ce qu’ont fait Bourdelle, Maillol, Camille Claudel. Ce ne sont pas des références, mais simplement des artistes que j’aime.
M.-O.B. : Qu’aimez-vous chez Giacometti ?
O.S. : Le dépouillement, je crois. Et puis, le côté longiligne de ses sculptures. Il fait de grandes sculptures aux pieds extraordinaires. Si c’était seulement un problème de stabilité, il aurait très bien pu mettre un socle et faire des pieds normaux. Il y a chez lui l’exagération et le dépouillement. Et il arrive à faire des sculptures très parlantes. C’est vraiment le génie à l’état pur.
M.-O.B. : Et chez Bourdelle ?
O.S. : La masse.
M.-O.B. : Et chez Maillol, c’est aussi la masse ?
O.S. : Oui, c’est tellement difficile de déposer une masse et de la rendre vivante. Et puis il y a le côté enjoué de Maillol. On a l’impression qu’il ne se prend pas au sérieux.
M.-O.B. : Qu’est-ce que vous aimez tant chez Rodin ?
O.S. : C’est l’audace. Il faut exagérer et Rodin exagère. Lorsqu’on connaît l’anatomie et qu’on observe, par exemple, Le Penseur, son avant-bras est plus court que son bras, et le muscle de l’épaule descend très bas. Il l’a fait volontairement, car la sculpture n’aurait pas eu la même force si tous les éléments anatomiques avaient été à leur place.
M.-O.B. : On a dit que l’exagération est une constituante de l’art, mais pas la seule. Est-ce que vous pourriez me dire ce qui constitue l’art pour vous ?
O.S. : Quand je parle d’exagération, c’est surtout du point de vue technique. Je n’inclus pas l’exagération dans ma conception de départ. C’est quand je me trouve devant ma création que j’exagère un peu pour donner plus de force. Mais ce qui est primordial, c’est la soif de faire ce qu’on a à faire.
M.-O.B. : Même si vous exagérez, vous tenez quand même compte des proportions. Vous dîtes que « l’art c’est l’exagération mais pas seulement l’exagération ». Contrôlez-vous cette exagération, dès le départ ?
O.S. : Il ne faut pas être obnubilé par les proportions. On dit bien de quelqu’un qu’il est « court sur pattes », ou qu’il est « long », qu’il a des « jambes qui n’en finissent pas ». Tout cela, c’est l’homme. On peut donc se permettre de lui donner plus de puissance. Je pense que Rodin l’avait bien compris. Son Balzac, on pourrait croire que c’est une ébauche, mais il est extraordinaire avec cette tête immense.
M.-O.B. : On sent le corps dans le Balzac…
O.S. : Oui. Ceux qui le lui avait commandé n’en ont pas voulu parce que le visage est torturé, alors que c’est pratiquement une de ses plus belles sculptures. Ce n’est pas une sculpture académique, elle ne respecte pas les normes. Rodin ne lui a pas donné d’expression, mais quelque chose jaillit de cette sculpture, qui est extraordinaire. Sa manière de tenir son manteau, ses cheveux, sa tête renversée.
M.-O.B. : Vous avez vu les ébauches du Balzac au musée Rodin : il modèle le corps, puis passe à cette forme enveloppée ; ça ressemble un peu à la façon dont vous procédez.
O.S. : Oui. Quand je décide de faire une chose, je vais jusqu’au bout. La nouvelle série [Little Big Horn] ne ressemblera pas à mes premières sculptures. Il y aura des aspérités dans ce que je vais faire, parce que je n’aime plus les choses très lisses.
M.-O.B. : Qu’est-ce qui vous a amené à préférer les aspérités et à délaisser les surfaces lisses ?
O.S. : C’est une évolution. Auparavant, je ne laissais pas de « trou ». La série sur la Bataille de Little Big Horn représente des scènes dramatiques, on ne peut pas les faire lisses. Je ne sais pas comment, mais entre les personnages il y aura un dialogue et une force. Pas seulement dans les regards mais dans le comportement. Je n’ai aucune idée de la finition que je leur donnerai mais je sais qu’elle sera différente, avec plus d’audace dans les couleurs

M.-O.B. : Vous disiez travailler la couleur dans la masse. C’est la pâte même qui est colorée ?
O.S. : Plus maintenant. Avant je colorais dans la masse, puisque je n’utilisais pas encore la technique du brûlé.
M.-O.B. : Depuis quand utilisez-vous cette technique du « brûlé »?
O.S. : Depuis cette série sur Little Big Horn. Ma nouvelle technique est beaucoup plus rapide. Avant je faisais des boudins, je les rattachais avec une très grande aiguille que j’avais confectionnée, je les transperçais avec un fil de fer pour les immobiliser. Ensuite il fallait que j’attende que ce soit un peu sec, et je mettais les formes. Mais en séchant ça s’affaissait, c’était un peu compliqué à faire. Tandis que maintenant, je brûle, je crée les formes, et ça se dilate ; mais c’est un temps très court. Je reprends ensuite l’ancienne technique, c’est à dire le modelage des formes définitives.
M.-O.B. : Vous dîtes également que quand on sait faire le corps d’un homme, on n’a aucun problème pour faire les corps d’animaux.
O.S. : Le corps humain est une architecture. C’est la chose la plus difficile à réaliser parce qu’il n’y a pas de logique. Regardez l’oreille, le pavillon, qui est si torturé ; avec seulement un creux, on aurait pu entendre. La poitrine de l’homme ou de la femme, les volumes, la main, on ne les trouve pas chez l’animal. L’humain est très compliqué à faire.
Même la colonne vertébrale. L’homme est plat tout en étant arrondi. Il y a un sillon qui traverse le milieu du corps et de chaque côté une sorte de bosse. L’homme est surtout compliqué à faire sur le plan musculaire. Si, dans un mouvement, vous oubliez de faire ressortir tel muscle, ce mouvement est foutu.
M.-O.B. : C’est ce que vous avez appris en rééduquant les muscles atrophiés, par exemple ?
O.S. : Oui, parce qu’on palpe. Quand j’étais à l’école, j’ai appris l’anatomie analytique. Il fallait savoir quels muscles travaillent lorsqu’on est debout ou lorsqu’on marche. Quels sont ceux qui sont au repos et quels sont ceux qui sont au semi-repos. Je crois que c’est ce qui a été primordial pour moi. L’anatomie analytique m’a permis de mieux comprendre cet antagonisme entre le muscle qui est contracté et celui qui est au repos.

M.-O.B. : Il y a un changement important dans votre pratique, c’est le passage de la taille du calcaire au modelage…
O.S. : Non, ce n’est pas vraiment important. Les gens se posent souvent la question de la différence entre la taille et le modelage. Tous ceux qui ont fait la renommée de la sculpture sont passés par le modelage, au départ avec du plâtre ou de la terre parfois. Ils ont ensuite fondu des bronzes, même ceux qui ont travaillé le marbre de Carrare.
M.-O.B. : Y a-t’il une différence entre tailler le marbre et modeler le plâtre ou la terre ? Entre la résistance du matériau et la fabrication ex nihilo du volume ?
O.S. : Chaque technique a ses conséquences. Celui qui taille, taille ce qui existe déjà. Cela demande une grande dextérité, pour ne pas prendre plus qu’il ne faudrait. Le tailleur a un bloc devant lui. S’il le laisse sur place, dans cent ans, dans mille ans, la nature l’aura sculpté. Et on s’aperçoit qu’elle fait parfois de belles formes.
Mais celui qui modèle part de rien. C’est un vide. Et il faut qu’à la fin, devant lui, il y ait une sculpture.
L’opposition des deux me paraît superflue. Même le plus grand sculpteur commence par un rien, je veux dire quelque chose qui ne ressemble pas à l’homme. C’est par association, par explosion, que les formes se composent.
Comme lors de la création de l’homme : d’abord une boule, puis une explosion et, petit à petit, on voit une forme, la tête, quelque chose qui ressemble vaguement à une main et ainsi de suite. Je pense que les branches torturées que la nature a faites représentent la perfection. On ne peut pas tenter de rivaliser avec ça. C’est pour cela qu’il faut rester modeste.
M.-O.B. : Avez-vous continué la polychromie lorsque vous vous êtes mis à modeler ?
O.S. : Oui, mais par nécessité cette fois. J’ai continué la polychromie parce que je pensais que cela me permettrait d’aller plus loin, de faire les yeux marron ou bleus, cela aurait été dommage de ne pas pouvoir jouer avec les teintes au niveau du visage, des vêtements ou du corps. Mon produit fonctionne tellement bien avec la couleur. Il permet des couleurs misérables.
M.-O.B. : Quand avez-vous commencé à utiliser des matériaux de récupération pour « fabriquer » votre propre matière ?
O.S. : Quand j’étais enfant, j’utilisais des produits qui s’apparentaient un peu à la colle mais ça ne tenait pas. Il m’est arrivé, quand je voulais terminer une sculpture, d’utiliser de la colle néoprène. Je prenais la colle la plus résistante, mais j’étais obligé, à un moment donné, de l’enlever parce qu’elle ne supportait pas la pression, la chaleur. Je faisais de la récupération parce que je n’avais pas les moyens d’acheter de la colle pour faire des volumes importants, et que le résultat aurait été médiocre. Les colles vendues en Afrique ne sont pas de bonne qualité.
Donc je me suis mis à récupérer des objets, à les laisser se désagréger, mélangés à d’autres produits, mais ça n’est pas venu d’un seul coup, j’ai fait de nombreux essais. J’ai surtout eu la patience d’attendre que les choses se fassent.

L’artiste dans son atelier
M.-O.B. : Pensez-vous qu’une vie, ou la vie, soit tellement puissante qu’il faille se trouver des moteurs, très puissants également, pour la faire s’exprimer, la faire exister ?
O.S. : Je pense qu’au point de départ, il faut être réceptif, ne rien négliger. Même ce qui paraît banal à première vue, peut créer une certaine satisfaction si on y fait attention.
Je crois que ça n’est pas parce qu’on possède un petit lopin de terre qu’on va le cultiver, si on ne l’a jamais fait jusqu’à présent ; ça n’est pas parce qu’on dispose de temps qu’on va s’occuper de son jardin, ou qu’on va aller à la pêche. Si c’est devenu une passion c’est différent. Mais on ne doit pas se créer des activités annexes sous prétexte de meubler sa vie. Il n’y a rien de plus terrible et de plus triste. Dans ce cas, c’est une sorte de bouée de sauvetage qui ne sauve personne. Il faut quelque chose de très profond pour arriver à animer une vie.
L’essentiel est d’avoir une activité qui vous satisfasse, et non de s’en créer. Exactement comme quand on a faim, avoir envie de manger. Il faut avoir envie de vivre.
C’est pour cela qu’il faut être curieux dans la vie, essayer de tout explorer même ce qui n’a apparemment aucune valeur, s’intéresser à ce que les gens font, c’est ainsi qu’on découvre ce qui est intéressant. Et puis y revenir, et y revenir encore. Si on s’aperçoit qu’on en a fait le tour, on cherche autre chose. La chose la plus mortelle c’est la répétition.
M.-O.B. : Vous avez toujours eu envie de vivre ?
O.S. : Oui, pleinement, et de peu de choses.
Larges extraits du texte , à partir d’entretiens entre Ousmane Sow et Marie-Odile Briot†, commissaire de l’exposition, qui se sont déroulés les 17, 18 et 19 juin 1998
Site : http://www.ousmanesow.com
Vidéo : Ousmane SOW sur « La 2 »